La filière Esquiros, Serge Sautreau
De Serge Sautreau, auteur trop méconnu d’Aïscha, La séance des 71 ou de L’Antagonie (tous publiés chez Gallimard), les éditions Impeccables publient, à côté de la réédition du Gai Désastre devenu introuvable, un inédit : La filière Esquiros.
On
se souvient peut-être de la manière dont Philippe Muray avait
brièvement radiographié l’individu en quelques passages de son XIXème siècle à travers les âges. L’optique utilisée par Serge Sautreau est toute autre mais pas moins intéressante.
Présentée,
dans le texte liminaire, comme une première compilation de textes
d’auteurs plagiaires ou pilleurs d’Esquiros lui-même, le livre se
présente comme une série de courts récits accompagnés d’une notice qui
en dévoile les auteurs et les circonstances. De tous ces textes,
Sautreau est bien évidemment le véritable auteur et s’amuse en
dévalisant allègrement à son tour ces dévaliseurs.
On
pourrait croire qu’en quatorze textes non dénués d’humour, qui tracent,
en quelque sorte, une généalogie sauvage, il tente de réparer
l’injustice faite à Esquiros en démasquant ces pilleurs pour les
transformer en projecteurs dont la lumière illuminerait à rebours ce
qu’ils avaient voulu laisser dans l’ombre.
Ce
serait se tromper que de croire que la propriété (ou sa reconnaissance)
puisse être le moteur d’un livre qui, justement, en fait exploser le
cadre. Et la dernière nouvelle, poussant le mécanisme à son comble,
ajoute un dernier et non-définitif pétard à ce travail de sape.
Sautreau, dans la notice qu’il propose, y refuse de nommer l’auteur de
cette usurpation d’identité (celui qui a écrit le texte se faisant
passer pour Esquiros lui-même) qui « invente son inexistence pour mieux
lui rendre la parole ». Or, cet auteur inconnu qu’il se refuse à nommer,
c’est évidemment Sautreau lui-même.
À
lire ces textes les uns derrière les autres, on est vite pris d’un
vertige. La virtuosité du style mais surtout de la pensée est telle que
celui qui lit, renvoyé sans violence mais sans halte, dans l’incessant
jeu de miroir des plagiats et des palimpsestes, des auteurs cachés et
des manifestes, d’une présence insaisissable à une absence qui
travaille, en vient bientôt à perdre le sens même de cette identité :
celle de celui qui écrit comme peut-être de la sienne. Tout comme le
plagiat lui-même finit par disparaître dans cette expérience de
transparence à quoi nous invite l’auteur, l’identité de « ce » qui écrit
est la « victime à blanc « de l’action même d’écrire.
Chacun
des textes devient en effet l’occasion d’une nouvelle démonstration
reprise à chaque fois depuis un autre point du temps et de l’espace et
qui suggère en sapant ses propres mots : l’identité n’existe pas,
l’identité n’est que le nomadisme immobile d’un je suis
« de pure équivoque » dans l’infinie multitude des individus. De cette
démonstration implacablement « racontée », monte l’inévitable corollaire
(pas même conséquence et on comprendra immédiatement pourquoi) : le
temps n’existe pas, le temps n’est qu’un suspens infini de l’instant en
lui-même.
Sautreau
joue de tout cela en maître et livre ici un objet d’une clarté si
grande que l’obscurité elle-même peut s’y réfugier, tout comme le
lecteur car, si cultivé soit-il, le livre lui reste pourtant toujours
ouvert.
Décédé
récemment, Serge Sautreau était un homme d’une richesse incomparable,
non pas matérielle évidemment, mais métaphysique et pneumatique. Il en
était d’autant plus discret. Comme ces gnostiques de Haute-Egypte dont
il parle dans Les damnés de l’Arc-en-Ciel,
le nom sous lequel il priait en écrivant n’était pas celui qu’on lui
prêtait. Aussi est-il impossible de terminer ce compte-rendu autrement
que par ces lignes tirées du dernier texte : « Plus tard, dans la
confusion des compte-rendus et des mémoires, on expliquera gravement qui
j’étais ».
(9 – 10 mars 2012).
La filière Esquiros, Serge Sautreau
Editions Impeccables
Nouvelles
112 pages, 17 euros